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Mounachada, démocratie et modernité

vendredi 10 décembre 2010

Baccar Gherib

Posté sur Facebook, l’article « Quand un Mounachid relance le débat sur l’égalité dans l’héritage » de notre collaborateur Kacem Erraïes(voir le dernier numéro d’Attariq Aljadid) a suscité un échange intéressant entre différents acteurs de la scène politique et civile tunisienne, attachés aux acquis modernistes du pays.

Cette esquisse de débat sur le réseau social virtuel mérite que l’on s’y arrête, car elle pose des questions de fond sur la nature de l’opposition de gauche en Tunisie, sur sa stratégie et son positionnement sur l’échiquier politique.

En gros, l’approche de K. Erraïes a suscité trois types de réaction.

La première est celle de militants du RCD qui la rejettent comme symptomatique d’une gauche immature et zélée, jalouse de son identité, refusant que d’autres s’emparent de causes qu’elle estime être sa propriété exclusive.

La deuxième soutient clairement le scepticisme de l’article, soulignant que la Mounachada est un acte fondamentalement anti-démocratique et que, en tant que telle, elle jette un énorme discrédit sur ceux qui y ont trempé et leur ôte toute crédibilité quand ils prétendent engager un combat progressiste.

La troisième, quant à elle, est plus nuancée. Elle estime que, pour bien aborder ces questions, il faut tenir compte d’au moins deux lignes de démarcation. La première se situerait sur le terrain strictement politique et opposerait les démocrates aux tenants du système autoritaire. Tandis que la deuxième se situerait sur le terrain social et opposerait les tenants du modernisme aux forces rétrogrades. Ainsi, de la même façon qu’il existerait des modernistes partisans de l’autoritarisme, il existerait des démocrates antimodernistes. Autrement dit, il faudrait peut-être que l’opposition démocratique sache composer avec ce double partage de la scène politique et sociale, en sachant distinguer, dans le camp d’en face, ceux qui, sur le terrain social, partagent les convictions modernistes et, pour ainsi dire, les « ménager. »

Cette dernière position, qui évite les lectures rapides et fait ressortir une certaine complexité du champ politique tunisien, mérite que l’on s’y arrête. Elle soulève deux questions. La première est théorique : « Peut-on, tout en restant cohérent, défendre une approche qui distingue, voire oppose, démocratie et modernité ? ». Et là, bien que ne niant pas la capacité du double découpage – politique et social – à rendre compte du positionnement des différentes mouvances politiques du pays, il est clair que, d’un point de vue philosophique, il ne tient pas la route.

Dans le sens où la révolution moderniste est un tout qu’on ne peut compartimenter, affirmant aussi bien l’idéal démocratique que l’idéal égalitaire et rejetant toutes les discriminations, y compris celles fondées sur le genre ! Il devrait ainsi y avoir une véritable dialectique entre le credo démocratique et les convictions modernistes, qui pourrait s’exprimer dans la double négation « Pas de modernité sans démocratie, pas de démocratie sans modernité ! ». De ce point de vue, le double découpage actuel traduit une situation, sans doute transitoire, issue de la lente et difficile assimilation, depuis un demi-siècle, par le corps social tunisien, du modernisme.

La deuxième question est, elle, d’ordre pratique : « si cette mouvance moderniste existe au sein du régime, quelle est sa force ? Forme-t-elle vraiment un courant politique ? Quelles sont ses figures de proue ? Et pourquoi ne se manifeste-t-elle pas lorsque s’opèrent certains glissements et qu’apparaissent certains signaux inquiétants ? ». Ainsi, n’a-t-on vu, ni entendu personne quand un ministre a appelé les Tunisiennes désireuses de se voiler à mettre le Sefsari ou la Melia ? Ou quand on a déroulé le tapis rouge pour une figure connue pour sa lecture rigoriste et conservatrice de la religion. Idem pour l’inquiétante introduction dans la finance et les médias de la distinction (abhorrée dans la politique) entre « l’islamique » et le « non-islamique » ! Dès lors, on voit mal sur quel levier, à l’intérieur du régime, les acteurs de la société civile et politique démocratique, adeptes d’une certaine forme de realpolitik, peuvent réellement agir, pour mener à bien le combat qui leur tient à cœur.

Le contexte dans lequel évoluent les démocrates-progressistes tunisiens est loin d’être facile. Ils sont appelés à composer avec les contradictions qui sont à l’œuvre aussi bien dans leur société qu’à l’intérieur de chacun d’entre eux. Pour cela, une lecture lucide de la complexité de la société tunisienne est certes souhaitable, mais elle ne doit nullement troubler la perspective d’une réconciliation inéluctable des deux termes de la dialectique : démocratie et modernité.

Baccar Gherib