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HOMMAGE A GEORGES ADDA :

Les transitions démocratiques

vendredi 23 juillet 2010

Ses amis et le journal Attariq Al Jadid ont organisé, vendredi 18juin, une rencontre scientifique en hommage à Georges Adda sur le thème des « transitions démocratiques ».

Après les mots de bienvenue à une assistance nombreuse (malgré la concurrence de la coupe du monde), Hichem Skik a commencé par un hommage à G.Adda, ce militant de toutes les batailles- et notamment celle de la démocratisation qui nous préoccupe aujourd’hui -et qui a constamment cherché à allier l’action et la réflexion. Il a tenu à avertir l’assistance que l’approche des transitions démocratiques, qui sera adoptée par les conférenciers, est une approche essentiellement scientifique et académique.

Faisant le lien entre G.Adda et le thème choisi, Mahmoud Ben Romdhane a expliqué qu’en plus de son attachement au progrès social, Georges était attentif aux questions en rapport avec le développement politique. « Face à nos inquiétudes, et s’il était parmi nous ce soir, il nous aurait interpellés : « trouvez la formule ! » ; c’est ce que nous tenterons de faire ».

Passant en revue le parcours militant de Georges (le communiste, le nationaliste, l’internationaliste, le syndicaliste et le démocrate), Habib Kazdaghli a relevé que ce qui distinguait Georges c’était sa tolérance, son ouverture d’esprit, mais également sa fermeté sur les principes. L’orateur a rapporté quelques souvenirs et anecdotes sur ses rencontres, en tant qu’historien chercheur, avec ce grand militant dont « l’absence a été particulièrement ressentie au cours de cette année marquée par des évènements auxquels il aurait sans doute participé, tout en exprimant ses craintes et ses inquiétudes quant à l’avenir de notre pays ». Et Kazdaghli de conclure : « Georges aurait certainement applaudi à la naissance de l’Alliance pour la Citoyenneté et l’Egalité ».

LA CONDITIONNALITE DEMOCRATIQUE ET L’AUTONOMIE DU CHAMP POLITIQUE

Les conférences sur « les transitions démocratiques »vont débuter par celle de Hamadi Redissi sur « le cadre théorique de la transition démocratique ». Il a commencé par établir des distinctions entre le changement social, la modernisation de la société, la libéralisation et, enfin, la démocratisation ou la transition démocratique - un processus dont l’étude nécessite un cadre épistémologique. Pour H.Redissi, « l’Amérique latine, notamment, est un grand laboratoire pour étudier les cas de transitions et pour en élaborer une théorie ».

Deux théories traversent la transitologie : la théorie de la conditionnalité démocratique et la théorie de l’autonomie du champ politique.

La première repose sur trois variables :
- une variable économique : c’est la prospérité (tous les pays riches sont démocratiques à l’exception des pays du Golfe dont la prospérité provient de la rente pétrolière ; tous les pays pauvres ne sont pas démocratiques à l’exception de l’Inde) ;
- une variable sociale (pas de démocratie sans bourgeoisie ; pas de démocratie sans une classe moyenne importante et une société civile forte) ;
- une variable culturelle (pas de démocratie avec une culture d’allégeance, pas de démocratie sans une culture civile).

Dans la 2ème théorie, celle de l’autonomie du champ politique, toutes les conditions précédemment invoquées s’estompent à condition que les Politiques acceptent la négociation et les concessions en partant du constat que le pouvoir n’a plus la capacité de se maintenir et que l’opposition n’a pas la capacité de le chasser. La réalisation de l’autonomie du champ politique exige l’absence de graves violences entre les acteurs politiques, ainsi que le règlement de quelques problèmes (le cas des personnes coupables d’actes de torture et celui des personnes coupables de corruption, par exemple…) afin de rendre possible le pacte de transition démocratique.

H.Redissi s’est arrêté à la fin de sa brillante démonstration sur les trois scénarios de la transition :
- la réforme par le bas : la société chasse le pouvoir en place suite à des élections surprises, ou à une crise économique, ou à une mobilisation populaire ;
- la négociation entre le pouvoir et la société civile pour réaliser un pacte de transition démocratique ;
- la réforme de l’intérieur du pouvoir par une frange libérale (soft liner) consciente que la démocratisation est dans son intérêt et celui du pays.

Partant du même cadre théorique appliqué au cas tunisien, Mahmoud Ben Romdhane a porté son intérêt sur l’absence de transition démocratique en Tunisie, à travers une analyse critique des thèses avancées par certains spécialistes (occidentaux) de la Tunisie. Il a cherché, dans la science politique et, à un degré moindre, dans l’économie politique, des réponses à la permanence de l’autoritarisme en Tunisie. Deux thèses dominent la scène :
- la théorie de la modernisation établit une relation étroite entre le niveau de développement économique et la démocratie. Depuis les travaux de Seymour Lipset notamment dans « Political Man » (L’homme et la politique) jusqu’à ceux de Welzel et Inglehart, cette thèse, malgré les critiques, se trouve confirmée par les réalités actuelles :
- aucun pays autoritaire, à l’exception des pays rentiers, ne dispose d’un revenu par tête d’habitant supérieur à 6850$,
- parmi les pays partiellement démocratiques (au nombre de cinquante), aucun n’a atteint les 9500$ par habitant à l’exception de Singapour.

Aujourd’hui, on admet qu’une fois atteint un certain niveau de développement, la transition à la démocratie s’en trouve grandement facilitée. M.Ben Romdhane a démontré, à travers son exposé, que la Tunisie remplit les conditions considérées comme nécessaires à la transition démocratique, jugeant, au passage, sans fondement la thèse selon laquelle la Tunisie ne serait pas encore « mûre » aux plans économique et social pour la transition démocratique ;
- la thèse de l’exception arabo-musulmane tente d’expliquer pourquoi, alors que la démocratisation est partout le phénomène marquant, l’aire arabo-musulmane serait-elle insensible, rétive voire hostile à ce processus planétaire. Une partie des réponses apportées est focalisée sur l’islam en tant que « référence transcendante à la puissance d’un Dieu unique exercée au niveau spirituel aussi bien qu’à celui des affaires profanes »(G.Hermet), l’autre privilégie la dimension arabe pour justifier l’exceptionnalisme. Ben Romdhane rejette en bloc ces deux familles de réponses, en considérant que
- 1) toute religion est susceptible d’une pluralité de lectures et qu’aucune d’entre elles ne saurait être affligée du sceau de l’autoritarisme ou du totalitarisme et
- 2) ce qui est en œuvre, n’a pas à voir avec une situation ou une relation spécifique au monde arabe et à la Tunisie, ceci est le lot de toutes les sociétés gouvernées par des régimes autoritaires.

UNE ANALYSE CRITIQUE DES THESES SPECIFIQUES A LA TUNISIE

M.Ben Romdhane a passé en revue les deux thèses spécifiques à l’autoritarisme tunisien, celle qualifiée de la « tunisianité », développée par Michel Camau et Vincent Geisser dans leur ouvrage : « Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali », et celle de Béatrice Hibou qualifiée de la « servitude volontaire », développée dans son ouvrage : « La force de l’obéissance ». Il s’est, au passage, beaucoup référé à la thèse d’Eva Bellin sur le rapport de la bourgeoisie à la démocratie dans des pays comparables à la Tunisie et aux analyses critiques de Pierre-Robert Baduel de l’ouvrage de Camau et Geisser.
Camau et Geisser soutiennent, en effet, que l’autoritarisme en Tunisie est intrinsèquement lié à la « tunisianité », celle-ci puisant ses sources dans le « réformisme ». Ses racines remontent au 19ème siècle. Elle est l’axiome qui permet à l’autoritarisme de se reproduire et de se déployer comme régime stable. Ben Romdhane, tout comme Baduel, voit dans la « tunisianité » une théorisation de concepts vagues utilisés auparavant par Camau tels que l’ « identité politique », les « valeurs partagées », la « dimension symbolique de la politique »…Cette « tunisianité » est exactement de même nature que la « norme singulière, cohérente et immuable » décriée par Schmitter comme étant un essentialisme. Au même titre que tous les essentialismes, elle est incompatible avec les exigences scientifiques de l’analyse en sciences sociales.

Tout en partageant avec les précédents auteurs la thèse de la « tunisianité » comme consubstantielle à l’autoritarisme, Béatrice Hibou explique l’autoritarisme par la « servitude volontaire » car, en plus de la violence étatique, il ya, entre le pouvoir et la société, un ensemble d’accords tacites fondamentaux : la « servitude » est pour l’essentiel librement consentie par les gouvernés. Le pouvoir autoritaire(le dressage, le contrôle, la contrainte, la coercition, la discipline) est accepté, désiré par l’immense majorité de la population. Pour Ben Romdhane, la thèse de la « servitude volontaire » relève de la même logique que celle du « syndrome autoritaire ». Le « réformisme tunisien » contribue, selon Hibou, à former les tunisiens « en sujets, à la fois sur le mode de la servitude volontaire et de l’être assujetti ». Et l’intervenant de conclure que la Tunisie est l’un des pays où une démocratie réelle et stable a le plus de chances de fleurir. « La démocratie en Tunisie est possible ».

La 3ème conférence présentée par Sana Ben Achour et intitulée « Entre permanence autoritaire et transition démocratique : du bon usage du droit constitutionnel » a rompu avec les deux précédentes interventions (voir Attariq n°187 et 188) en ce sens qu’elle s’est placée sur le terrain de la science juridique. Pour S. Ben Achour « le champ juridique finit par produire de la démocratie », et ce, grâce « au bon usage du droit constitutionnel par les acteurs politiques ». L’architecture constitutionnelle peut être retournée contre ceux là mêmes qui l’ont édifiée pour se maintenir et reproduire leur système.

DU RÔLE DU DROIT CONSTITUTIONNEL

L’intervenante a tenté de transposer le rôle du droit constitutionnel, dans sa phase de démocratisation voire de consolidation démocratique, à la phase d’autoritarisme consolidé. Sans utiliser directement le terme d’ « architecture constitutionnelle », S.B.Achour y a recouru- particulièrement à « l’architecture manipulative »plutôt qu’à « l’architecture neutre »- pour rendre possible « la pertinence constitutionnelle » :l’architecture manipulative contraint par les institutions et les règles ; elle « représente la meilleure architecture, pour peu qu’elle soit choisie consciemment…par des élites démocratiques…et qu’elle bénéficie d’une mise en œuvre par pertinence constitutionnelle »(Leonardo Morlino).

L’objectif, pour l’intervenante, est de chercher à trouver une plus grande cohérence entre les règles constitutionnelles et la pratique politique. « La force des normes juridiques réside dans leur caractère obligatoire », or l’élément clé à même de rendre possible la « pertinence constitutionnelle » réside dans l’existence d’un système légal, d’un contexte dans lequel les autorités comme les citoyens se conforment aux lois.

La dernière intervention, lors de cette rencontre scientifique, portait sur « la justice transitionnelle ». Ellea été présentée par l’auteur de ce compte rendu, qui a commencé par prévenir qu’il s’agissait d’une première exploration d’un terrain empirique parsemé d’embûches, et qu’aussi bien notre curiosité que les évènements à venir nous inciteront certainement à revenir davantage sur ce concept empirique.

LA JUSTICE LORS D’UNE TRANSITION DEMOCRATIQUE

De quoi s’agit-il ? Il est question de problèmes de justice lors d’une « transition démocratique ». « Que faire de l’ancien régime, de ses violences, de ses responsables et de ses exécutants, grands et petits ?Que faire pour ses victimes individuelles et collectives ? »(Pierre-Yves Condé). La « justice transitionnelle » désigne un champ de pratiques politiques, militantes, juridiques, de conseil et d’expertises. La mise en forme de ce champ, nous la devons au Centre international pour la justice transitionnelle(ICTJ), créé en 2004 par Alex Boraine, militant anti-apartheid et vice président de la commission sud africaine « Vérité et réconciliation ». Les Nations Unies, en 2004, et l’Union européenne, en 2006, l’ont reconnue comme une discipline à part entière. Pour cela, la doctrine de la justice transitionnelle se déploie à travers les axes majeurs suivants :
- poursuivre individuellement en justice les auteurs de crimes ;
- créer des commissions de vérité en vue d’appréhender les violations commises par le passé (plus de trente commissions existent à travers le monde) ;
- accorder des réparations aux victimes ;
- réformer les institutions telles que la justice, la police et la fonction publique ;
- faciliter le processus de réconciliation sans pour autant recourir aux techniques d’impunité et d’amnistie.

Après avoir passé en revue les différentes articulations entre justice transitionnelle, justice nationale et justice internationale, l’intervenant a conclu sur l’importance de la justice transitionnelle en tant qu’élément déclencheur de la démocratisation et en tant qu’élément essentiel de la consolidation démocratique.

Le débat qui a clôturé cette journée d’hommage à G.Adda a été riche et varié. Il a porté particulièrement sur des questions telles que l’influence des facteurs subjectifs et de l’environnement géopolitique lors des transitions, l’ambivalence de l’apport extérieur, l’intérêt du pouvoir (ou d’une partie du pouvoir) pour la transition démocratique. Quelques propositions ont été formulées par l’assistance en vue d’institutionnaliser l’hommage à G.Adda et de publier des Mélanges en son honneur…

Le mot de la fin, chargé d’émotion, est revenu à Leila Adda qui, tout en remerciant les organisateurs, s’est arrêtée sur la personnalité de Georges. Pour elle, autant il était facile d’approche, autant il était difficile sur les principes car, pour lui, la justice sociale, la laïcité, l’égalité de l’homme et de la femme ne peuvent pas faire l’objet de concessions, encore moins de marchandages. Elle a également émis le souhait de voir cet hommage se répéter de manière régulière.