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samedi 7 février 2009
Essayez de faire entrer dans un vers français
Ce mot comme un poignard Sakiet-Sidi-Youssef
A l’occasion de la commémoration - en son 51ème anniversaire – du
bombardement de SAKIET-SIDI YOUSSEF par l’aviation française, le 8 févier 1958, nous publions (pour la première fois en Tunisie) le poème qu’avait écrit Louis ARAGON immédiatement après cet événement et qu’il avait publié dans les Lettres françaises du 19 févier 1958, sous le titre « SAKIET » (repris dans les Œuvres complètes sous le titre « Echardes »)*.
Dans ce poème, on trouve au travail un cri qui perce le cœur et creuse le mémoire.
En ayant désormais entre le miroir et soi « ces yeux des enfants morts », on verra comme le poète s’avance avec des vers qui, pour être courts et incisifs, « entrent (plus) en la chair ». On verra surtout que ce poème ne traite que de la mémoire. Une mémoire habitée de « chats », qui grattent à même la blessure et miaulent à déchirer le tympan. Cette figure ici convoqué rappelle que le degré zéro de l’humain est moins le gémissement que l’oubli des autres.
Ce qui est dénoncé, c’est bien l’oubli, un oubli fonctionnant comme armure, dissimulation, ou encore comme arche surplombant déchirures et échardes.
Si Aragon laisse venir dans la mémoire ces figures du « chat », du « couteau d’ombre », du « vêtement irréparable, du « poignard », du « grand trou dans le cœur », c’est pour révulser l’espace vide d’un genre de mémoire littéralement ombrée qui ne fonctionne à l’oubli que pour obvier à la nudité du crime.
Autant de rappels qui évoquent aujourd’hui « ces yeux des enfants morts » à Gaza !
Une fois de plus entre le miroir et toi
Il y a désormais ces yeux des enfants morts
Salah Hajji
* Le 8 février 1958, l’aviation française bombardait le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef où s’abritaient les cantonades du FLN. On compta 70 morts et 80 blessés.
ECHARDES
[*Essayez de faire entrer dans un vers français
Ce mot comme un poignard Sakiet-Sidi-Youssef
I
Cesse donc de gémir Rien de plus ridicule
Qu’un homme qui gémit
Si ce n’est un homme qui pleure
II
Je me promène avec
Un couteau d’ombre en moi
Je me promène avec
Un chat dans ma mémoire
Je me promène avec
Un pot de fleurs fanées
Et des photos jaunies
Je me promène avec
Un vêtement irréparable
Je me promène avec
Un grand trou dans mon cœur
III
Crois moi
Rien ne fait si mal qu’on pense
IV
Plus le poème est court
Plus il entre en la chair
V
Il faut chasser de la cité ce poète
Il n’ya pas dans la cité de place
Pour l’exemple de la douleur
VI
Nous avons tout fait pour ceux qui étouffent
Tout fait pour ceux qui demandent de l’air
Construit sur la nuit des fenêtres
Ouvert partout des dispensaires
Epargnez-nous ce bruit de plaintes
VII
Il n’ya jamais rien de si beau qu’un sourire
Et même avec un visage défiguré
N’as-tu pas souci d’être beau
VIII
Portez ailleurs ces pas blessés
IX
Comme vous avez raison de détourner les yeux
De ce qui saigne
X
Tout est parfaitement à sa place
Ou tout au moins tout y sera
XI
Mendiant
Lave ta main tendue
XII
Qui dit J’ai mal
Oublie les autres
XIII
Il ne suffit pas de se taire
Il faut savoir dire autre chose
XIV
Maudite soit la plante
Qui ne réjouit pas les yeux
Le poète n’a pas le droit
D’ainsi demeurer sans fleurir
XV
Il n’est pas de plaie
Qu’un peu de fard
Ne fasse bouche
De cri qu’on ne puisse infléchir
Le seul crime est la discordance
XVI
Je parle aussi pour ceux qui ne peuvent dormir
Ils ne sont pas seuls si je leur ressemble
Je parle aussi pour ceux qui ont mal à mourir
Pourquoi dites-vous que je suis un égoïste
XVII
La vie est pleine d’échardes
Elle est pourtant la vie
XVIII
Et cela fait du bien la nuit parfois crier
XIX
Une fois de plus entre le miroir et toi
Il y a désormais ces yeux des enfants morts
XX
Connais-tu le nom de la honte
XXI
Essayez de faire entrer dans un vers français
Ce mot comme un poignard Sakiet-Sidi-Youssef
*]