Accueil > Français > Actualités nationales > La volonté de mater : une mise en danger de la Tunisie
dimanche 21 décembre 2008
Mahmoud Ben Romdhane
Le Tribunal de première instance de Gafsa a prononcé un verdict d’une extrême sévérité.
Une présence policière étouffante :
Le cadre dans lequel ces condamnations sont intervenues est marqué par l’exhibition d’un important appareil policier. Dès les premières heures de la matinée, un dispositif procédait au maillage des principaux axes routiers du pays, y compris ceux de la ville de Tunis, autorisant des personnes à assister au procès et à continuer leur route et empêchant d’autres et les obligeant à rebrousser chemin. Un dispositif encore plus dense barrait l’entrée même du tribunal ; quant à la salle d’audience, une salle bien étriquée, elle était occupée par un nombre non négligeable de membres de la police politique.
A la reprise du procès, durant la nuit, lors de l’annonce des condamnations, trois cordons imposants de policiers ont été mis en place dans la salle d’audience : un premier entre les jurés et les accusés, un second entre les accusés et leurs avocats, un troisième entre les avocats et le public. Leur densité a été telle que les avocats n’ont pu entendre les sentences et que les accusés eux-mêmes ont souvent été dans l’incapacité de connaître les jugements de la Cour.
De la police, il fut grand cas au procès : tous les avocats ont dénoncé la torture systématique subie par leurs clients durant leur détention.
Tout ce quadrillage, toute cette mise en scène pour juger qui ? Coupables de quoi ?
Les accusés sont des jeunes en majorité, mais bien encadrés par d’autres, plus âgés. Ces derniers sont des pères de famille, des responsables syndicaux, n’ayant jamais cessé d’user de moyens pacifiques pour exprimer la colère légitime, le désespoir de leurs populations, recherchant le dialogue avec les autorités.
Ce qu’ils semblent avoir tous en commun, c’est du courage et de la dignité. Dans un Etat de droit, leurs dirigeants sont les négociateurs les plus prisés, car ils ont les qualités d’être à la fois représentatifs, ouverts au dialogue et y appelant même, capables de contracter de vrais compromis et de les défendre auprès des intéressés.
Le cycle infernal répression-résistance :
Au lieu de cela, les voilà condamnés à dix ans pour « participation à une entente criminelle en vue de commettre des attentats contre les personnes et les biens, rébellion armée commise par plus de dix personnes et troubles à l’ordre public » ! Comme on pouvait s’y attendre, le lendemain même, de nouvelles manifestations de colère en réaction au verdict. Et de nouvelles arrestations. Et le cycle de la répression-résistance-répression de se poursuivre ; ce cycle dans lequel la région est plongée depuis maintenant presque un an. Et dont on voit, non pas la fin, mais l’amplification et l’extension.
Par-delà les dures souffrances endurées par les condamnés et leurs familles, la compassion que chacun d’entre nous peut ressentir à leur égard et l’expression réitérée de notre solidarité, on ne peut qu’être préoccupé par la manière dont ce conflit est géré par le pouvoir.
En effet, depuis que la Tunisie a accédé à son indépendance, les autorités de ce pays savent qu’on ne traite les problèmes sociaux ni par le mépris, ni par le bâton. Lorsqu’elles ont ignoré cette règle, elles ont ouvert la boîte de Pandore, livré le pays aux plus grandes (més)aventures et fini par en payer le prix : la répression des syndicalistes de janvier 1978 a libéré les appétits étrangers et donné lieu à l’opération du commando à Gafsa ; les hausses déraisonnables des produits de première nécessité de décembre 1983 ont donné lieu aux « révoltes du pain », au couvre-feu et à l’état de siège ; la répression des syndicalistes de 1984 a ouvert la voie aux menées totalitaires et à l’usage du vitriol. A chaque fois, le pouvoir s’est cassé les dents, a dû faire machine arrière et ressouder les fractures.
Le pouvoir actuel est fort de ces leçons : même durant les années de plomb du milieu des années quatre-vingt-dix, au cours desquelles les libertés fondamentales étaient durement réprimées et la torture dénoncée par les organisations nationales et internationales comme un instrument de pouvoir ayant conduit à des dizaines de morts en détention, les mouvements sociaux de mécontentement, y compris les grèves « sauvages » avec occupation des locaux et même séquestration des dirigeants, y compris les frondes dans les quartiers défavorisés, ont bénéficié de son écoute : les Gouverneurs se rendaient sur les lieux, dialoguaient avec les acteurs et recherchaient, avec eux, les solutions. Les crises sociales locales étaient assez vite circonscrites et de réels compromis trouvés.
Une politique répressive incompréhensible :
La crise du bassin minier fait, de ce point de vue, exception. Elle n’a fait qu’enfler, prendre une dimension nationale, puis maintenant internationale. Elle a eu ses morts et ses blessés, ses prisonniers et ses victimes par dizaines ; elle a donné lieu à l’intervention de l’armée. Et onze mois après son déclenchement, elle n’est pas close, loin s’en faut. Elle interpelle tous les observateurs et tous les Tunisiens, parce qu’elle est symptomatique d’une incapacité inédite du pouvoir à la juguler et même à créer les voies et les moyens d’un véritable dialogue. Et elle nous interpelle d’autant plus que le détonateur de cette crise (l’irrégularité des opérations de recrutement à la CPG) a fini par être dénoncé au sommet de l’Etat de manière publique et que les problèmes de fond (le chômage massif des jeunes et l’enclavement de la région) ont commencé à recevoir un traitement, certes encore partiel et incomplet, mais qu’il serait injuste de balayer d’un revers de main.
La question qui est posée est plus large : si aujourd’hui, dans un contexte économique favorable, le traitement des problèmes sociaux est devenu si calamiteux, qu’en sera-t-il demain si la crise économique et financière mondiale retentit sur l’économie tunisienne ? D’ores et déjà nos exportations du mois de novembre sont en net repli : elles sont au plus bas de l’année et en diminution de près de 16 pour cent par rapport à celles du mois d’octobre ; celles des industries mécaniques et électriques (branche motrice de nos exportations) en recul de 20 pour cent. Et les prévisions mondiales sont de plus en plus sombres : le Directeur Général du FMI estime maintenant qu’il y a des « probabilités raisonnables pour que la reprise s’amorce aux Etats-Unis à la fin de 2009 ou au début de 2010 » et admet que « l’éventualité d’une telle reprise est chargée d’incertitudes ».
Si, dans le meilleur des cas, la reprise s’amorce dans l’économie dominante fin 2009-début 2010, les expériences montrent qu’il faut attendre en moyenne trois ans pour que le niveau de l’emploi retrouve son niveau d’avant-crise. Nous parlons des Etats-Unis. Mais pour que la reprise aux Etats-Unis fasse ressentir ses effets sur l’économie européenne (notre marché d’exportation) et celle-ci sur la situation de l’emploi en Tunisie, il faudra encore davantage de temps. De tout ceci, il est clair que nous sommes appelés à connaître un ralentissement sensible du niveau de l’activité économique, à des fermetures partielles ou totales d’un très grand nombre d’entreprises et à une situation sociale difficile durant une période qui ne sera pas courte.
Alors pourquoi cet acharnement ? Pourquoi cette volonté de mater ?
Il urge que nos pouvoirs publics se réapproprient la leçon tirée de l’histoire passée : les mouvements sociaux de ce pays ne peuvent pas être traités à la trique. A l’exhibition et à l’usage de la force pure, il est de leur intérêt de substituer la force du dialogue. La sauvegarde de notre pays en dépend. La leur aussi.
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