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[marron]Suicide social[/marron]
samedi 8 janvier 2011
Samir Taib
[vert]Au moment où je commençais la rédaction de cet édito, j’ai appris la nouvelle, qui reste tout de même à confirmer, de la tentative d’un jeune de Métlaoui de mettre un terme à ses jours en s’immolant par le feu, d’un autre à guebelli ... Si ces informations se confirmaient,-et après le décès du regretté Bouazizi, on devrait nous arrêter sur ce nouveau phénomène inquiétant et étranger à la société tunisienne.[/vert]
D’abord, le suicide de tout individu est regrettable en soi, que dire alors de celui d’un jeune à la fleur de l’âge, ayant réussi dans ses études grâce au sacrifice de ses parents, mais qui, au premier contact avec la société, se trouve exclu et empêché d’assumer ses responsabilités à l’endroit de sa famille, de sa communauté voire de toute la société. Et c’est un sentiment d’indignité qui s’empare de cette jeune personne ; qu’a-t-il fait de mal pour se trouver au ban de la société ? On lui a demandé de réussir dans ses études et il l’a fait non sans sacrifices, on lui a appris à s’intégrer dans le tissu social mais c’est la société qui le repousse pour le jeter dans la désespérance et l’abattement.
A ce désespoir, se greffera, ensuite, celui de sa famille démunie, de sa ville déshéritée voire de sa région défavorisée. Car les motivations de cet acte individuel ne sont pas uniquement personnelles mais, pour une grande partie, sociales. Son suicide n’est pas idéologique : personne n’a décidé à sa place à Kaboul ou à Islamabad qu’il devra se convertir en une bombe humaine pour mettre un terme à la vie des autres ; il dépasse son propre drame pour épouser la cause de la collectivité en se sacrifiant et en faisant de son corps une offrande pour que, au-delà de ses souffrances, d’autres, comme lui, ne souffriraient plus, -son geste ayant, entre temps, induit une prise de conscience des gouvernants de l’insuffisance de leur action et des gouvernés atteints d’inertie et de passivité.
Lui qui a cru que, comme le suggère l’article six de la constitution, « tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi », il ne pouvait pas admettre que « les citoyens » (à supposer qu’ils le soient) des régions côtières seraient avantagés par rapports aux « non-citoyens » des régions de l’intérieur. « La Tunisie est une et indivisible » lui avait-on toujours asséné, au cours de sa scolarité, pourquoi, dans ce cas, la Tunisie de l’Est est- elle, selon lui, chouchoutée alors que la Tunisie de l’Ouest se trouve abandonnée ?
Il faut admettre avec Durkheim que les volontés individuelles sont insuffisantes à expliquer le suicide, que des forces extérieures impersonnelles agissent. C’est le suicide social, c’est-à-dire un phénomène social qui a besoin pour être expliqué de faits sociaux. Pour Durkheim, "les faits sociaux consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir extérieures à l’individu et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’opposent à lui [...] Un fait social se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est susceptible d’exercer sur les individus."
Si on reprend maintenant le cours des évènements, on remarquera que le regretté Bouazizi, avant son passage à l’acte, a subi, depuis son arrivée sur le marché du travail, beaucoup d’agressions de type politico- social et qu’on pourrait résumer dans les points suivants :
1- la faillite du modèle social tunisien, pourtant érigé en mythe, incapable de fournir du travail à des centaines de milliers de Bouazizi ;
2- la faillite du modèle de développement tunisien qui a fait de la Tunisie, une et indivisible, plusieurs Tunisie avec des niveaux de développements très différents ;
3- la faillite du modèle politique construit autour d’un présidentialisme exacerbé élargi à des groupes proches du pouvoir, utilisant des instruments de contrôle de la société qui n’ont pas fonctionné pour la circonstance : une mention spéciale pour le RCD dont la machine, pourtant redoutable en temps normal, a été complètement inopérante en ces temps de crise
4- l’essoufflement de l’offre politique et sociale du pouvoir à l’endroit d’une jeunesse avide de liberté et de justice sociale, qui s’explique par l’incapacité de prévenir la crise et l’inaptitude à l’éteindre ; plutôt que de solutions immédiates, on a avancé des chiffres pour l’avenir et plutôt que d’un dialogue avec la jeunesse on a préféré la répression.
Il est extrêmement urgent de mettre un terme à ce suicide social, à cette hémorragie : la Tunisie a besoin de tous ses enfants, de toutes ses régions. Pour ce faire, la seule solution qui reste au pouvoir, à mon avis, ce n’est guère la répression, c’est au contraire le dialogue sur toutes les questions sans tabous ni exclusives, avec tous les segments de la société à commencer par les partis de l’opposition sérieuse, les syndicats, les associations indépendantes de femmes et de jeunes…
La Tunisie ne peut plus se permettre de mettre au bord de la route la seule richesse dont elle dispose, sa richesse humaine.
ST